L’interview de Rogozine par TASS en français
En 2021, la Fédération de Russie a annoncé son intention de créer une station de service orbitale russe (ROSS). Malgré cela, Roscosmos continue de coopérer avec les partenaires internationaux du programme Station spatiale internationale (ISS) et est prêt à proposer de nouveaux projets si les États-Unis sont favorables au maintien de la coopération spatiale sans sanctions.
Dmitry Rogozine, directeur général de Roscosmos, a expliqué à TASS en marge du Forum économique international de Saint-Pétersbourg (SPIEF-2021) les perspectives de création de ROSS, de coopération avec l'Amérique, de test du nouveau lanceur Angara, de reprise du programme lunaire et des perspectives pour le tourisme spatial.
L'interview a été réalisée par Yekaterina Moskvich de l'agence TASS.
Vous trouverez ici une traduction libre par Kosmosnews.fr
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- Dmitry Olegovich, fin mai 2021, trois ans se sont écoulés depuis votre nomination en tant que directeur général de Roscosmos. Dites-nous ce que vous avez réussi à réaliser pendant cette période et quelles difficultés avez-vous rencontrées, et qu'est-ce qui a été au contraire facile ?
- C'est un travail très difficile, parce que l'industrie elle-même est très difficile.
Probablement, pendant 10 ans, elle a connu des problèmes liés à la fiabilité de la technologie spatiale. Très souvent, il était impossible de comprendre les raisons des échecs de la technologie spatiale, car, contrairement à un camion ou un navire fluvial ou maritime, il n'y a pas de partie matérielle dans l'espace [que l'ont peut étudier ensuite], c'est-à-dire qu'il est impossible de l'étudier pour comprendre les causes de l'accident.
Pour assurer la fiabilité et la qualité de la technologie, il était nécessaire de créer une modélisation mathématique de la situation, d'assurer la transition vers l'économie numérique de l'industrie, afin que la nouvelle technologie soit créée exclusivement en format numérique et qu'il soit possible de simuler les conditions dans lesquelles la technologie se retrouve dans l'espace extra-atmosphérique.
La seconde mesure est l'instauration d'un ordre élémentaire : tolérance zéro pour la corruption, les malversations, l'impolitesse, qui ont parfois fleuri dans certaines entreprises. Ces deux points - mise en ordre et digitalisation de l'industrie - ont donné le résultat que j'essaie de préserver, de maintenir : ce sont des lancements sans échec. Nous essayons très fort de maintenir cette tendance.
Nous avons réussi à lancer la construction de projets à long terme. L'exemple le plus frappant en est le module de laboratoire multifonctionnel "Science" [Naouka]. Nous venons de terminer ses essais au sol, de signer les décisions nécessaires et partons pour le lancement mi-juillet.
- Il n'y a pas de problèmes avec lui ?
- Naturellement, il y a toujours des problèmes. C'est juste qu'il y a [généralement deux types] de questions qui sont liées à des points critiques et d'autres à des améliorations, (et il y en a aussi sur la documentation). Nous n'avons que des remarques sur le second type. Nous avons des remarques liées au fait que le module représente la dernière fois où nous utilisons les technologies de la période soviétique dans l'astronautique orbitale habitée. Nous allons arrêter cette façon de construire.
De plus, nous avions des problèmes très difficiles avec les entreprises, beaucoup étaient endettées. La dette totale du Centre Khrunichev était de 127 milliards de roubles. Quand je suis arrivé [à Roscosmos], le principal problème était que pour que l'usine ne s'arrête pas, nous avons alloué de l'argent des fonds Roscosmos pour payer les salaires des travailleurs. Je me suis attaqué à ce problème tous les jours à l'été 2018. Il nous reste maintenant seulement 28 milliards de dettes. Et c'est aussi un bon résultat.
Et puis, il y a de nouveaux équipements : c'est un nouveau vaisseau [Orël], qui subit déjà des tests statiques, une nouvelle fusée Soyouz-5, qui déjà s'incarne réellement "dans le métal" [comme on dit], une nouvelle étape [dans la construction] du cosmodrome de Vostochny, dont le processus de construction est différent d'avant : il n'y a pas d'excitation, pas de problèmes liés à Spetsstroy, car l'entrepreneur a été changé, le contrôle a été resserré.
Ces trois années ont été difficiles pour moi en termes de stress humain et professionnel constant. Mais j'ai réussi à créer une équipe de techniciens hors pair qui sont tous aussi motivés que moi. Chacun d'eux est responsable des activités qui le concerne et, par conséquent, à partir de ce puzzle, l'industrie sort progressivement des problèmes chroniques qui existaient et les résultats sont là.
- Si on parle des nouveaux équipements, quand aura lieu le prochain lancement test de l'Angara ? Une maquette ou un satellite sera-t-il lancé dessus en tant que charge utile ?
- Angara est en cours de création dans le cadre de deux contrats. D'une part, il s'agit du ministère de la Défense de la Fédération de Russie, ce sont des clients cibles, bien qu'il ne s'agisse pas d'une fusée de combat, mais d'une fusée spatiale. Dans le cadre de ce contrat, nous sommes allés faire des essais et le 14 décembre [l'année dernière] avons mené des essais avec succès à Plesetsk. Cette année, nous essaierons de livrer, très probablement, quatre lanceurs Angara : deux lourds et deux légers. Cela ne veut pas dire qu'ils voleront tous cette année, mais deux voleront : un léger et un lourd.
La version lourde de l'Angara va tester un nouvel étage d'injection (RB). Auparavant, elle volait avec le RB "Briz", et maintenant c'est l'étage d'injection "DM", son nouveau nom est "Perseus". Que les Forces spatiales comptent placer une charge utile sur une fusée, nous n'entrons pas dans cette affaire. Notre métier est la livraison de la fusée, l'étage supérieur, les essais, la confirmation des caractéristiques techniques. Bien sûr, ce serait bien si un engin spatial, même petit, volait.
Il existe des charges utiles qui peuvent être placées sur cette fusée, mais il faut l'essai vise l'orbite géostationnaire (36 000 km au-dessus de la Terre - NDLR). Tous les vaisseaux spatiaux ne peuvent pas y être envoyés. Certains engins spatiaux attendent dans les coulisses, mais ils doivent être envoyés sur des orbites basses. La spécificité des tests crée une contrainte très étroite pour sélectionner la charge.
- Avez-vous une idée du timing ?
- Notre fusée lourde sera mise en service en juin, et nous livrerons la fusée légère en juillet. Le reste sera effectué d'ici la fin de l'année. Dans le cadre d'un contrat avec Roscosmos, un Angara modernisé est en cours de création ; il décollera de Vostochny en 2024. C'est "Angara-A5M" (M - modernisé, et P - habité). A Plesetsk, ils travaillent encore du côté de la version actuelle de l'Angara, quand les militaires verront que l'Angara-A5M fonctionne, ils pourront l'adopter, car il est plus puissant.
- Le principal projet de coopération internationale est l'ISS. Cette année, la Fédération de Russie a annoncé son intention de créer une station orbitale nationale. Cherchez-vous des partenaires maintenant, ou cela restera-t-il national ?
- Il y a beaucoup de facteurs qui influencent la décision finale. Le premier facteur est que nous, sur l'ISS, avons exploré tout ce que nous voulions explorer à cette inclinaison de 51 degrés. Tant nous que les américains avons de vrais problèmes de vieillissement de la structure, car elle a déjà une vingtaine d'années : fatigue du métal et il faut changer l'électronique.
Lorsque vous exploitez une unité qui a fonctionné en dehors de sa durée de vie assignée pendant une longue période, plus d'argent est nécessaire pour maintenir l'unité dans l'état requis. Nous devons également garder à l'esprit qu'il y a des gens là-bas, et espérons, Dieu nous en préserve, qu'il n'y aura pas une situation d'urgence qui mette en danger la vie de nos cosmonautes.
Le deuxième facteur est que nous avons déjà commencé à créer un module scientifique et énergétique [NEM]. Il était censé voler vers l'ISS. Mais si les jours, eh bien, pas les jours, mais les années de l'ISS sont en gros comptés, eh bien, au plus jusqu'en 2030, je ne pense pas qu'on fonctionnera plus longtemps, alors pourquoi envoyer un module là-haut, qui a une ressource de 15 à 20 ans, mais il ne servira que cinq. C'est mauvais du point de vue économique.
Le troisième facteur est que nous voulons maintenant créer une station orbitale, où les principales expériences se dérouleraient non pas à l'intérieur du volume, mais sur l'extérieur. C'est-à-dire que la station soit essentiellement une plate-forme pour les engins spatiaux, et nous allons rester autour de la station pour l'observation et le relais. Nos spécialistes proposent une orbite très intéressante - 97-98 degrés d'inclinaison, presque héliosynchrone. Il s'avère que tous les deux jours, la station survolera toute la Terre, et dans la région arctique, c'est toutes les heures et demie, ce qui est également important pour résoudre les problèmes de soutien de la route maritime du Nord. C'est-à-dire qu'il y a un plus grand pragmatisme vis-à-vis de cette station etnous aimerions créer une telle station.
Et une autre question c'est le financement. D'une part, maintenir une station russe sur cette orbite revient à peu près au même montant que nous payons pour maintenir le segment russe sur l'ISS, mais il n'est pas possible que l'une se termine et que l'autre commence. Pendant environ deux ou trois ans, elles existeront encore en parallèle, comme Mir et l'ISS ont existé. Cela doublera les coûts, c'est aussi une question difficile que nous devons régler.
Maintenant, le Sénat [américain] a approuvé le nouveau chef de la NASA [Bill Nelson] - un homme expérimenté, un ancien astronaute, c'est-à-dire qu'il n'est pas vraiment parachuté, mais vient de l'industrie. Ses premières déclarations sont encourageantes. L'homme dit des choses sages. J'ai hâte de le contacter bientôt. Tout d'abord, nous prévoyons de parler par téléphone dans les prochains jours, puis j'attends avec impatience sa participation au GLEX, qui se tiendra à Saint-Pétersbourg à partir du 14 juin, et nous parlerons avec lui.
Je ne comprends pas vraiment comment on peut construire une coopération internationale et qu'en même temps, nos entreprises, y compris les plus importantes qui coopèrent avec les Américains, soient soumises à des sanctions. Les mêmes RKTs Progress, TsNIIMash, dans lequel se trouve le Centre de Contrôle en vol [TsOUP]. Soit ils veulent des sanctions, des relations plus dures, alors quelle ISS ? Comment pouvons-nous soutenir ces programmes communs de notre part ?
Soit, j'en suis sûr, les dirigeants de la NASA confirmeront qu'ils se battront pour maintenir la coopération spatiale internationale sans sanctions et essaieront d'influencer les décisions qui ont déjà été prises ou sont prévues à l'égard de nos entreprises. Si nous construisons des relations, alors je n'exclus pas les projets communs les plus intéressants avec les États-Unis. Nous avons quelque chose en tête que nous pouvons leur offrir. S'ils se comportent vraiment comme des messieurs, au lieu de nous étrangler d'une main et de nous caresser de l'autre, car cela ne fonctionnera pas avec nous, nous sommes un grand pays, alors nous nous tournerons simplement vers des programmes nationaux et ferons ce que nous pouvons en termes de finances et de compréhension des avantages de l'astronautique.
- Pour en revenir à la question des finances, existe-t-il une estimation approximative de la première étape du déploiement d'une station orbitale nationale ?
- Il y en a une approximative, mais bien sûr je ne la révèlerai pas. Je ne veux pas influencer les résultats du projet de conception. Le projet de conception sera lancé dans un proche avenir, nous le commanderons. Dans un proche avenir, nous enverrons un rapport au gouvernement de la Fédération de Russie avec une certaine feuille de route pour la création de ROSS, sur la base des résultats de la conception préliminaire, nous aurons une compréhension chiffrée et nous pourrons ensuite planifier le déploiement de la station.
Une chose que je peux dire. Le module de base ce n'est pas seulement un NEM, c'est aussi un module nodal, et autre chose pour faire fonctionner la plate-forme de manière stable sur cette orbite. Nous comprendrons bientôt combien cela va coûter. Ce ne sont certainement pas des prix fantastiques, mais compréhensibles pour nous, puisque nous avons déjà créé de tels modules.
- La conception préliminaire commencera-t-elle cette année ?
- Je pense à la fin de l'été.
- Cette année, il est prévu d'envoyer Luna-25. Le 27 mai, Dmitry Baranov, directeur général du RKTs Progress, a annoncé qu'en octobre une autre fusée Soyouz pourrait être lancée depuis le cosmodrome de Vostochny. Vostochny peut-il fournir deux lancements de missiles Soyouz depuis Vostochny en octobre ? Et le Luna-25, avez-vous fourni les instruments nécessaires à un atterrissage en douceur ?
- La fenêtre de lancement la plus acceptable et la plus sûre pour voler vers la lune est d'environ mai à fin octobre. Malheureusement, nous sommes maintenant contraints par le fait que nous nous attendons à être prêts précisément dans la fenêtre de lancement d'octobre, nous n'avons pas de marge de sécurité dans le temps dans le calendrier. Il y a des fournitures clés que nous devons recevoir et intégrer dans cet appareil, donc cela dépend si nous sommes dans le temps ou non. La société Vega Concern de Rostec State Corporation doit fournir un composant et les collègues européens doivent fournir le dispositif Pilot-D, qui doit également être intégré, certifié et doit passer un contrôle complet de compatibilité électromagnétique.
En août, nous sauront exactement ce qui se passe en termes de timing. La deuxième fenêtre de lancement est février 2022 et la troisième est mai 2022. Nous excluons la fenêtre de février, car dans ce cas nous devrions faire des mouvements orbitaux très complexes. Jusqu'à présent, nous partons du fait que la date majeure est octobre 2021. Si, en août, nous confirmons que NPO Lavochkine est prêt au lancement, nous n'aurons tout simplement pas le temps d'effectuer un lancement supplémentaire depuis Vostochny. Si nous avons un transfert vers la fenêtre de lancement de sauvegarde, nous lancerons un autre missile commercial depuis Vostochny.
- Quel est l'état actuel des choses avec les pourparlers sur les vols croisés - les cosmonautes russes sur Crew Dragon et les astronautes américains sur Soyouz ? L'un des cosmonautes russes pourrait-il bientôt faire partie de l'équipage d'un vaisseau spatial américain ?
- Même sans confirmation définitive de la [direction de la] NASA, nous préparons toujours quelque chose à l'avance. Nous essayons toujours d'assurer la mission quelques soient les aléas, juste au cas où. C'est de l'espace, c'est imprévisible. C'est le sens de la fiabilité lorsque vous avez différentes options de comportement dans une situation donnée. Oui, nous avons des membres du corps des cosmonautes qui se concentrent maintenant sur la préparation du pilotage du Crew Dragon. Après les tests du Starliner (ils prévoient de commencer les tests en septembre), des vols de cosmonautes sur ce vaisseau spatial sont également possibles, ainsi que les vols des Américains d'abord sur le Soyouz, et après le test d'Orël, je n'exclus pas que les Américains puissent voler dans le cadre de vols croisés sur notre vaisseau stratégique.
- On sait déjà en quelle année un cosmonaute russe peut voler sur un vaisseau spatial américain ?
- C'est aussi l'une des questions à l'ordre du jour de nos négociations avec la NASA. J'attends que M. Nelson négocie. Nous ne considérons pas qu'il s'agisse d'une mauvaise idée. Tout cela dans le cadre de notre coopération. Si on se serre la main sur d'autres projets, pourquoi pas ? Du point de vue de la redondance technique, c'est une bonne idée, cela n'a rien de surnaturel. Nous ne l'avons jamais nié. Mais je confirme que nous ne menons pas encore de négociations, mais nous y sommes prêts.
- Roscosmos travaille-t-il à réduire le coût du tourisme spatial ? Quels sont les moyens de réduire son coût ? Aimeriez-vous vous-même vous envoler dans l'espace en tant que touriste de l'espace ?
- Toute personne normale rêve de voler dans l'espace, pourquoi devrais-je être une exception ? Bien sûr j'en aurais rêvé !
Si on parle de touristes spatiaux, la question n'est même pas d'argent. Plus ou moins 5 millions de dollars, ce n'est pas la question pour une personne riche. Pour elle, l'essentiel est le temps qu'ils doivent consacrer à la préparation. Quel est exactement le sens du projet Challenge [vol d'une actrice et d'un réalisateur pour un film dans l'ISS] ? Elaborer une expérience liée à la formation opérationnelle d'une personne qui n'est pas un cosmonaute professionnel. Plus [rapidement] nous pourrons préparer les humains à un vol en toute sécurité dans l'espace, plus nous serons compétitifs en termes de tourisme spatial.
Si on dit à un riche qu'il doit quitter son entreprise pendant une année entière et s'asseoir, se préparer, il refusera bien sûr. Quand vous lui dites qu'il y a trois mois de préparation et trois heures de voyage (il n'aura pas le temps d'avoir peur) - et qu'il est déjà à la station, il choisira définitivement notre option. À cet égard, nous avons un avantage colossal sur les Américains. Notre vaisseau est le plus rapide, le plus testé, très fiable et, j'espère, c'est ainsi que sa fiabilité restera à l'avenir.
Quant au prix, Starliner stipule de 60 à 90 millions de dollars pour un siège, tandis que celui de Musk - 55-60 millions de dollars. Nous en avons déjà moins. Par conséquent, à cet égard, nous espérons vraiment que les touristes spatiaux internationaux choisiront le système de transport russe.
- Combien coûte le vol maintenant ?
- C'est un secret commercial, bien sûr. Mais je le répète, nous serons certainement moins chers que n'importe lequel de nos concurrents.