Décret historique pour le spatial russe? : un lanceur super-lourd programmé

S'agit-il d'une semaine historique pour le spatial russe?

A l'issue du lancement réussi, depuis le cosmodrome Vostochny, de deux satellites Kanopus, Igor Komarov, le DG de Roscosmos a annoncé que le projet de lanceur super-lourd russe avait été défini et que Vladimir Poutine avait signé le décret correspondant dans la semaine qui vient de s'écouler.

Le lendemain, Energia a annoncé qu'on lui avait attribué le rôle d'intégrateur du complexe, avec des co-réalisateurs du projet, en particulier RKT Progress et le TsENKI.

Faisant suite à la présentation d'Evguenei Mikrine (Vice-directeur général d'Energia), dans la même semaine aux conférences Korolyov, d'une sorte de programme spatial russe pour les 10-12 ans à venir, faut-il prendre ces annonces avec sérieux? Dans les années qui ont précédé, au moins durant la période avant l'arrivée d'Igor Komarov à la tête de Roscosmos, on pouvait voir ces annonces comme des effets...d'annonce justement et rien de plus, tant les décisions russes en matière de stratégie spatiale ont connu de revirements: annonce de la fusée Rus-M puis abandon, projet de fusée Angara- 5V puis changement de fusée porteuse pour le nouveau vaisseau piloté Federatsya...

La filiation entre la soyouz-5 et le lanceur super-lourd.

Et il est vrai que les russes ont beaucoup hésité sur la stratégie à adopter. Et il est vrai aussi que, comme à leur habitude, ils attendent de voir ce que font leur principaux partenaires ou concurrents. Or la NASA et plus encore le gouvernement américain n'avait lui non plus pas de stratégie bien arrêtée. Pourtant s'il est un domaine où les spécialistes russes n'ont pas varié au cours du temps, c'est celui de la stratégie de développement de "au-delà de l'orbite terrestre": pour ces spécialistes, Mars n'étant pas une destination réaliste à court terme, à moins d'une mission suicide ou commando, la bonne stratégie, économiquement soutenable, est de passer par une phase intermédiaire où l'homme retourne vers la lune, avec une base en orbite puis au sol. Et voici que dernièrement la stratégie américaine a finalement renoncé à Mars et aux astéroïdes, au moins dans un avenir proche, pour se recentrer sur la lune, ou autour d'elle, le projet "Deep Space Gateway" étant rapproché de l'orbite lunaire. Les russes ont alors senti qu'il fallait avancer. Même s'il s'agissait d'avancer progressivement. Aussi bien pour des raisons stratégiques qu'économiques: Igor Komarov depuis son arrivée à la tête de Roscosmos, a engagé une restructuration de l'industrie spatiale russe volontaire (mais pas volontariste), faisant suite à des réformes jamais abouties. La transformation de Roscosmos d'Agence spatiale en Entreprise d'Etat chapeautant les fleurons de l'industrie spatiale russe va bon train. Elle a d'ailleurs fait taire les rivalités qui ont souvent miné cette industrie, y compris (surtout?) soviétique. Mais une fois cette restructuration bien engagée, il faut ensuite lui donner du grain à moudre, des perspectives et aussi lui permettre de faire face à la concurrence américaine ou chinoise, voire européenne. Avec un programme ambitieux mais dont la progressivité lui donne du réalisme, le spatial russe devrait retrouver ou conforter une place significative.

Comment se présente désormais la stratégie russe? Elle s'incarne d'abord (première étape) dans la création engagée récemment de la fusée lourde (encore appelée de classe moyenne*) Soyouz-5 visant plusieurs buts: d'abord remplacer à Baïkonour la fusée Zenit trop dépendante de l'Ukraine, puis également, à terme, remplacer celle-ci sur la plate-forme Sea-Launch que les russes se sont bien gardé de vendre à l'étranger, en la cédant à un investisseur russe (le géant des lignes aériennes S7). Ensuite il s'agit avec la Soyouz-5, de faire concurrence à Space-X. Pour cela il fallait créer une fusée nouvelle, plus économique que toutes celles réalisées antérieurement dans l'environnement soviétique (Proton) ou juste post-soviétique (Angara), et ce d'autant que les russes pensent que le système de réutilisabilité mis au point par Space-X n'est pas économiquement intéressant (l'histoire dira s'ils ont raison ou tort). De plus il ont besoin rapidement, c'est-à-dire à l'horizon 2022, d'un lanceur leur permettant d'essayer en vol le nouveau vaisseau Federatsya. Il n'est donc pas question de construire dans ce délai un nouveau pas de tir: ils utiliseront celui de la Zenit à Baïkonour après modifications, modifications qui pourraient être faites plus tard sur Sea-Launch.

La Soyouz-5

Le second point de la stratégie (seconde étape) consiste à l'échelle d'une dizaine ou douzaine d'années de concevoir et mettre au point un lanceur super-lourd. Il n'est pas question de laisser le champ libre aux américains, voire à la Chine: pour aller autour de la lune, ou créer une base lunaire, un lanceur super-lourd est indispensable. Mais comment faire avec un budget qui reste limité? La solution c'est d'utiliser au maximum les technologies déjà éprouvées: la Soyouz-5 servira d'élément de base à ce lanceur uper-lourd. Il en constituera le corps central et les boosters latéraux dont le nombre variera selon les besoins: de 2 à 5 pour des capacités d'emport en orbite basse de 50 à 90 T. De même les moteurs utiliseront des variantes optimisées de moteurs éprouvés: RD-171MS (parfois nommé RD-171MV) et RD-0124M. Il faudra cependant qu'un pas de tir soit construit au cosmodrome Vostochny pour le lancement des différentes versions de ce lanceur. On fait confiance de ce point de vue aux russes pour graduellement développer cette fusée, au rythme que lui imposeront les possibilités économiques et, sans doute aussi, politiques.

En tout cas, des décisions majeures ont été prises en peu de temps: le décret (No. 1638r) portant le développement de la soyouz-5 date du 28 juillet 2017 et celui lançant le projet de lanceur super lourd de fin janvier 2018...

Le projet est divisé en deux étapes: la première jusque fin 2019, où il s'agit du "conceptual design", la seconde de 2020 à 2028 où il s'agit du développement puis de sa mise en oeuvre concrète. Si la première étape est courte c'est tout simplement qu'on ne peut pas concevoir la Soyouz-5 (élément de base dont la création doit s'achever en 2022) sans concevoir le lanceur super lourd qui sera constitué de ces éléments. C'est d'ailleurs l'un des points clé du concept que les différentes nations spatiales semblent toutes plus ou moins adopter: si la solution des "éléments de base ou universels" qui, assemblés, forment un lanceur plus lourd, est économiquement intéressante (production simple, presque en série), elle pose aussi des défis structurels. Comment un élément périphérique, se comportera s'il est utilisé aussi pour le corps central de la fusée, qui lui devra supporter les étages supérieurs? Ne va-t-on pas alourdir cet élément de base pour qu'il résiste structurellement à de fortes charges, annulant alors le bénéfice de l'universalité, lorsqu'il est utilisé seul? Une belle question de résistance des structures...

*La classification des lanceurs est assez variable selon ceux qui les présentent. On distingue généralement deux échelles. La première, issue de l'histoire spatiale, classe les lanceurs en moyens (ou mediums), ce serait pour les russes la Soyouz, en lourds, ce serait la Proton, en super-lourds ou extra-lourds, ce serait la fusée Energia. La seconde échelle est un peu différente, elle distingue les légères (la Soyouz) ou très légères (la Rockot), les médiums (la Proton, la Zenit, la future Soyouz-5) et les lourdes ou extra-lourdes (la fusée Energia et la future extra-lourde qui sera développée depuis la Soyouz-5). On peut chiffrer ces 3 catégories en donnant quelques limites: < 10T, entre 10 et 25 T et >25 T, cette dernière étant plutôt du côté des 50 à 100 T.

Sources: Roscosmos, Forum de Novosti Kosmonavtiki, Energia. Crédits photographiques: Roscosmos, Telestudia Roscosmos.