Spatial russe : effacement ou renouveau ? Par Kristian SELEZNIOV

 

Le pas de tir Soyouz au nouveau cosmodrome Vostochny. Crédit photographique: Roscosmos.

L'échec du lancement de Soyouz MS-10 par la fusée Soyouz-FG le 11 octobre dernier a relancé, dans la société russe et à l’étranger, les inquiétudes et les questions concernant l'avenir de l'industrie spatiale russe. D'aucuns le prévoient sombre et mettent en avant les accidents réguliers conduisant à des échecs de lancements dont les conséquences se sont révélées plus ou moins graves. D’autres soulignent qu’il s’agit du premier incident mettant en cause un vol habité depuis 35 ans soulignant l’excellence des conceptions du passé soviétique.

En réalité la situation est plus complexe qu’il n’y paraît et pas forcément aussi sombre que certains la jugent. Incontestablement les problèmes de fabrication et de contrôle qualité sont récurrents, encouragés qu’ils sont par la faiblesse des salaires des techniciens et ingénieurs du domaine. Nombre des échecs auraient pu être évités si la documentation avait été correctement mise-à-jour, vérifiée et transmise dans de bonnes conditions. Les exemples les plus flagrants étant le remplissage incorrect des réservoirs du bloc DM-03 lors du lancement d’un groupe de 3 satellites Glonass qui finissent dans l’océan pacifique le 5 décembre 2010, le montage à l’envers des gyroscopes de la fusée Proton-M qui conduit à une retombée de la fusée quelques dizaines de secondes après son décollage le 2 juillet 2013 à Baïkonour, ou encore l’erreur de programmation de la fusée Soyouz 2.1b lors du lancement depuis le cosmodrome Vostochny le 28 novembre 2017.

Mieux durant la période soviétique ?

Cela était-il mieux durant la période qui fût à la fois héroïque et soviétique ? Fierté nationale, l’Etat soviétique protégeait le secteur industriel spatial et son personnel qui y était nombreux (plusieurs centaines de milliers de personnes ont travaillé, à certaines époques, dans les entreprises du secteur) et bien formé. Ce secteur était de plus fortement lié au secteur militaire lui-même mis en avant par le pouvoir soviétique. Cependant, la vérité impose de dire que les échecs ont été sinon plus nombreux, du moins aussi nombreux à l’époque soviétique. Mais les échecs étaient moins connus du grand public et les temps héroïques avec leur « premières spatiales » ont aussi masqué les défaillances. De plus, héritiers de ces temps pionniers, la culture de l’ingénierie soviétique faisait sienne cette maxime : « Est-ce que ça va marcher ? Essayons ! ». Elle la faisait tellement sienne que les soviétiques avait pris l’habitude de fabriquer et de lancer en double exemplaire, à quelques jours ou semaines d’intervalle, les sondes interplanétaires aux missions complexes (ce qui n’a d’ailleurs pas toujours garanti le succès). Aujourd’hui, rentabilité et moyens informatiques obligent, il est plus facile de concevoir et produire des systèmes complexes qui fonctionnent du premier coup, sans passer par le coûteux processus, en argent et en temps, « essai-correction-essai-correction… » du passé.

La Russie, à partir des année 90, dans le cadre d’un capitalisme toujours plus mondialisé, a d’abord fait face à une longue phase de disette financière lors de la période qui a suivi l’éclatement de l’URSS. Lors de cette période d’une bonne quinzaine d’années, l’industrie spatiale a failli disparaître et n’a été sauvée que par la volonté acharnée de certains des managers des entreprises du spatial qui ont réussi à survivre au prix de tentatives désespérées pour se « vendre » à l’étranger. Quand l’Etat a été de nouveau en mesure de financer le secteur, il a dû faire face à un autre problème, la pénurie de cadres et de personnels, les plus vieux étant partis en retraite et les plus jeunes plus attirés par d’autres secteurs de l’économie aux salaires plus prometteurs. La Russie a aussi perdu, spécifiquement dans le secteur spatial, des atouts de taille d’un point vue géostratégique : ainsi elle a vu son principal cosmodrome au sud de son territoire se retrouver à l’étranger (Baïkonour est situé au Kazakhstan est n’est resté en partie russe que par une location annuelle conséquente) et une partie de ses capacités de production s’éloigner avec l’indépendance de l’Ukraine qui concentrait une part significative de la production soviétique spatiale et militaire.

Mais surtout le secteur spatial a dû faire face à deux phénomènes nouveaux. D’une part le nouveau système économique a exigé que l’industrie spatiale russe trouve d’autres sources de financement que l’Etat. En un mot, pour une part, elle a dû devenir « rentable » et donc s’ouvrir à l’extérieur et à la concurrence. D’autre part, et dans le même temps, elle a dû assumer un passage au « tout numérique », changement qu’elle n’avait pas eu les capacités financières d’anticiper. Sans même parler du changement de culture économique et sociale que cela a entraîné.

Des réformes sans véritable efficacité

C’est dans ce contexte que la pouvoir russe a entrepris plusieurs réformes qui n’ont été jusqu’ici que rarement suivies d’effets de nature à changer la situation. La dernière en date fait paradoxalement exception. L’arrivée d’Igor Komarov en janvier 2015 à la tête de l’Agence Spatiale russe a conduit à transformer cette dernière en entreprise d’Etat et à regrouper sous une même autorité les plus beaux fleurons de l’industrie de l’espace russe : Energiya (les vaisseaux pilotés), Progress (les fusées Soyouz), Khrunitchev (les lanceurs Proton et Angara), Energomash (les moteurs-fusées), TsNIImash (développement, certification et contrôle en vol), ISS Reshetnev (les satellites de positionnement Glonass), Lavochkhine (les sondes interplanétaires), TsENKI (les centres spatiaux)… L’équipe dirigeante a beaucoup poussé à une nouvelle culture managériale et à l’utilisation des nouveaux process de production. Cependant son action, avec l’introduction de cadres rompus aux nouvelles façons de diriger les entreprises, a, semble-t-il, été jugée comme trop éloignée du milieu et de la culture d’une industrie spatiale qui repose sur plusieurs décennies d’activité, réussites et échecs compris. Probablement également a-t-elle été jugée trop coupée du secteur militaire, autre mouvance influente en Russie. Ceci explique le remplacement du Directeur Général de Roscosmos au printemps 2018 par Dimitry Rogozine, un homme plus en phase avec le milieu spatial mais aussi jouissant d’une autorité plus grande : il était précédemment Vice-premier ministre en charge de la défense et de l’industrie spatiale. Les premiers mois ont montré une activité déterminée, changeant les équipes dirigeantes, faisant taire les luttes intestines (une spécialité dans le secteur déjà durant la période soviétique), rassemblant les différents dirigeants dans des comités de coordination pour les grands programmes.

Une nouvelle étape de réorganisation

Très récemment (le 2 novembre) Dimitry Rogozine a annoncé une nouvelle étape dans la réorganisation des entreprises de Roscosmos qui sera mise en œuvre dans un lapse de temps court (18 mois) : il s’agit de créer 3 holdings. L’un, déjà en partie réalisé, regroupera au sein de l’entreprise Energomash, les différentes entreprises russes des moteur-fusées. Le second vise à développer la conception des circuits électroniques nécessaires aux engins spatiaux. Et le troisième, signe le plus spectaculaire de la volonté de réforme, le regroupement au sein d’Energiya des fabricants de lanceurs, RKT Progress et Khrunitchev, avec en point de mire le développement d’un lanceur super-lourd pour les missions lunaires. Il s’agit là de rationaliser les développements et les fabrications en dépassant une situation où chaque entreprise développait ses propres solutions au lieu de miser sur la fabrication en série.

L’avenir dira si cela permettra de redonner à l’industrie spatiale russe un peu de lustre.

Un financement faible comparé aux USA

Si aujourd’hui les avaries semblent ponctuer l’activité des entreprises russes du secteur, il ne faut pas oublier ses réussites et les efforts consentis pour faire face aux défis modernes. Les dernières années ont en effet, et malgré retards et difficultés financières, vu la construction d’un nouveau cosmodrome (Vostochny) pour assurer l’accès indépendant à l’espace de la Russie, la mise au point et les premiers tirs du lanceur Angara, la conception et l’exploitation du satellite scientifique (le premier depuis l’ère soviétique) Spektr-R (Radioastron), le développement en cours d’un nouveau vaisseau piloté (Federatsiya) et d’un lanceur de classe moyenne (Soyouz-5) dont l’aboutissement devrait être un lanceur super-lourd, la relance des projets lunaires, les satellites d’observation de la Terre que la Russie compte utiliser au service de l’économie, sans compter bien sûr les vols réguliers vers l’ISS. Toute cette activité doit surtout être évaluée au regard des financements attribués au secteur spatial. Alors que le budget annuel de la NASA est de 19 milliards de dollars, celui de Roscosmos est aux environs de 2 milliards de dollars, soit près de 10 fois moins… On peut donc raisonnablement considérer que le spatial russe n’est pas si inefficace que l’on se plaît parfois à le dire.

Kristian SELEZNIOV

 

Lancement de Soyouz MS-10 photographié en exposition lente le 10 octobre 2018. Crédit photographique: (NASA/Bill Ingalls)