Sevastiyanov, sur la situation de Khrunitchev

Nikolaï Sevastiyanov, premier vice-directeur de Roscosmos.

Nikolaï Sevastiyanov, le vice-directeur de Roscosmos, est revenu dans une interview au journal "Kommersant", sur la situation de l'entreprise Khrunitchev, fabricant des lanceurs Proton qui ont permis le développement historique de la conquête spatiale soviétique puis russe. C'est donc une entreprise vitale pour l'industrie spatiale russe.
La disparition de l'URSS et la phase économique catastrophique qui ont suivi ont mis en très grand danger cette industrie qui s'est d'abord sauvée en commercialisant ses lanceurs.
Cependant l'héritage soviétique, dont la culture de l'efficacité était faible et le nombre des personnels pléthorique, a progressivement mis-à-mal cette solution face à la concurrence internationale dans le domaine des lanceurs: aussi bien Arianespace que SpaceX ont su profiter ces dernières années des difficultés russes pour retourner le marché à leur avantage. SpaceX, en particulier, tire avantage, c'est un comble de ce point de vue, de l'injection massive des financements du gouvernement américain au travers de la NASA, en pratiquant un dumping massif en vendant ses lancements à perte, comme on le sait aujourd'hui...
Les déboires russes au niveau de la qualité de la production (un problème récurrent du mode de production hérité de l'époque soviétique), et les échecs de lancements qui s'en sont suivis ces dernières années, ont achevé de mettre en difficulté l'industrie spatiale russe, et particulièrement Khrunitchev.
La situation de Khrunitchev apparaît la suivante selon Sevastiyanov: une dette de 74 milliards de roubles du fait de ses emprunts successifs, alors même que la profitabilité de l'entreprise est négative. Pour pallier cela, Roscosmos (l'entreprise mère) a elle-même accordé un emprunt de 26 milliards de roubles pour couvrir le déficit opérationnel annuel...
Quelles sont les raisons de cette situation? Sevastiyanov en indique:
- les échecs de lancement dans la période 2012-2015 qui ont conduit à rappeler 71 moteurs fusées. Ce rappel a favorisé les concurrents étrangers. En 2017 seulement 4 lancements ont été réalisés alors que dans les bonnes années post-soviétiques les lancements annuels se montaient à 10 ou douze voire même 14 lancements. Pour que Proton soit profitable il faut 9 lancements au minimum.
- les délais dans la préparation de la production sérielle et la réalisation des vols tests de la fusée Angara-A5 qui doit remplacer totalement, au plus tard en 2025, le lanceur Proton. La production individuelle de ce nouveau lanceur, est donc restée à un prix non profitable.
- Khrunitchev, à partir de 2008, a inclus dans ses acquêts un grand nombre d'entreprises en déficit mais qui lui fournit des pièces. Plus d'autres entreprises en mauvaise posture.
Dans ces conditions, un certain nombre de programmes de réhabilitation de la situation financière de l'entreprise ont par le passé été élaborés mais pas suivi d'effets concrets car bien souvent irréalistes et trop optimistes, selon Sevastiyanov.
Comment sortir de cette phase? Clairement l'Etat va intervenir. Mais Sevastiyanov pense que Khrunitchev ne peut pas compter uniquement sur l'Etat mais doit changer ses méthode de management et de travail.
De façon paradoxale, une décision du Président Poutine aggrave momentanément les choses: Khrunitchev avait espéré vendre un partie de son territoire (très intéressant à Moscou pour les promoteurs immobiliers) pour atténuer ses dettes. Mais Poutine, sous l'influence d'un certain nombre d'employés de l'entreprise qui ont protesté contre la délocalisation partielle de la production à Omsk (PO Polyot), a décidé d'interdire cette vente. A la place un parc technologique sera développé qui hébergera, entre autre le bureau d'études "Saliout", partie intégrante de Khrunitchev et développeur de l'Angara.
Il n'y a donc pas d'autres solution que d'accélérer la mise en production sérielle de l'Angara, ce qui nécessite une modernisation importante des lignes de production.
Pour compliquer le tout, l'entreprise se voit dans l'obligation d'augmenter les salaires pour garder et même attirer des diplômés, qui ont tendance à chercher des domaines de l'industrie plus intéressants du point de vue salarial. L'industrie spatiale russe fait toujours face à un manque de personnel qualifié (500 chez Khrunitchev!).
Le futur est-il si noir?
Pas totalement. Khrunitchev a quand même des contrats de lancement dont 16 pour Proton (il est prévu d'en produire encore 20 avant son retrait définitif) et 12 fermes pour l'Angara-A5. Sans compter qu'il faudra d'ici 2027, 27 lanceurs Angara-A5 pour mettre à jour la constellation des satellites russes. Dès 2023, ce lanceur sera lancé depuis Vostochny et le lanceur lui-même aura vu ses performances améliorées (27 T en orbite basse).
Une situation à suivre, mais tout indique que le fleuron Khrunitchev ne sera pas abandonné par l'Etat, ne serait-ce qu'en raison des besoins de défense.

Source et crédit photographique: Roscosmos et Kommersant.